Analyse du Retable de Sainte-Croix par Alain Pennec
Ce retable est une pièce exceptionnelle de la Renaissance ; daté de 1541, soit l’extrême fin du règne de François Ier ou des débuts du travail du sculpteur Jean Goujon, il appartient à la période charnière entre la première et la seconde Renaissance française. La pierre est du tuffeau de Taillebourg (Saintonge) importé par mer (Quimperlé était un port actif jusqu’à l’arrivée du rail (1863). La qualité de la composition, la finesse et la luxuriance de la sculpture, tout indique qu’il s’agit d’artistes de grande valeur ; on ne les connaît pas, mais M. Bellancourt suggérait que la représentation de Saint Jérôme doté d’un chapeau de cardinal, orientait vers des artistes italiens. Cette œuvre dut coûter cher, mais voulue par l’abbé Daniel de Saint-Alouarn, il pouvait compter alors sur la richesse de l’abbaye, avant qu’à sa mort, en 1553, le système de la commende n’ampute fortement ces ressources. L’œuvre était à l’origine un jubé, placé entre les deux piliers nord, face à la porte ouverte au XVe siècle et disparue en 1865 lors de la reconstruction de l’église. On sait qu’après le Concile de Trente, réuni face aux progrès des Protestants, l’Eglise catholique prôna la suppression des jubés pour rapprocher les fidèles du Chœur. Ici, il fut déplacé en 1732 par un artiste rennais (Morillon) contre le mur de l’abside, qui fut alors percé d’une vaste fenêtre, devenant dès lors un retable. On en profita pour rajouter le panneau central, le Christ en gloire entouré d’Anges (dont 2, musiciens) ; la sculpture moins fouillée, diffère du reste, (regarder par exemple les nuées) mais ce thème est typique de la Renaissance.
Les caractéristiques de la Renaissance sont l’emploi de motifs décoratifs de l’Antiquité : chapiteaux corinthiens (mêlés un peu de ioniens), entablement évoquant la corniche d’un temple grec, motifs profanes comme des cariatides (discrètes) à torse féminin sous les niches, des têtes de chevaux, des fruits, des coquilles (Saint Jacques déclinées dans différentes tailles…)….
Le retable est celui de l’Eglise enseignante ; par sa structure, le retable invite à une lecture horizontale, en bas les têtes de 4+4 prophètes. On reconnait Moïse aux Tables de la Loi et David à la harpe ; plus haut, sous des dais ouvragés, les statues des 4 Evangélistes : Saint Mathieu et l’homme, Saint Marc et son lion du désert, Saint Luc et le taureau du Sacrifice, Saint Jean (barbu) et l’Aigle qui plane dans les cieux…au dessus, 12 petits personnages, chacun avec un symbole, le premier à gauche, Saint André et sa croix, le deuxième, Saint Pierre et ses clés…mais ces 12 apôtres comportent un intrus, le 8e Saint Paul armé d’une épée (il était chevalier romain) qui a remplacé Judas, éliminé. Au 4e registre en relief, 1+3+4 personnages, ces derniers à droite, représentent les 4 Vertus Cardinales, comme la Prudence, la Justice (avec sa balance et son glaive), la Force (une personne s’en prenant à une colonne), la Tempérance ou Atrapace (une femme qui repousse) ; à gauche, les 3 Vertus théologales : La Foi (une femme qui prie), l’Espérance, la Charité (une femme avec 2 enfants) et le 8e personnage est la Vierge, Maria, la somme de toutes les Vertus et qui affirme ainsi la Catholicité de l’Eglise, face aux Protestants ; à noter que les noms sont tantôt en latin tantôt en français ; on peut rappeler que François Ier vient en 1539 d’imposer le français (au détriment du latin) comme langue officielle par l’Ordonnance de Villers-Cotterets et on comprend qu’elle ne soit encore qu’incomplètement appliquée. Le dernier registre, le plus haut, représente 8 bustes au milieu de Putti (angelots), ce sont les 4 Pères de l’Eglise latine, définis comme tels depuis le XVIe siècle, le pape Grégoire le Grand (tiare), Saint Jérôme (archevêque de Milan, alors capitale et son chapeau de cardinal), Saint Ambroise (avec une ruche) et Saint Augustin tenant un livre et tous deux coiffés d’une mitre d’évêque ; ils sont encadrés de 2+2 personnages qui sont en l’absence d’écrit différemment interprétés : soit des philosophes grecs (Platon, Aristote, et Socrate, Xénophon), donc dans l’esprit de la Renaissance qui redécouvre les auteurs antiques, à moins, deuxième hypothèse qu’il ne s’agisse à gauche de deux Gaulois en cheveux, donc des Barbares, et à droite un rabbin (juif) et un Musulman en turbans, donc des Hérétiques, autrement dit, le retable est une œuvre de combat, marquant le Triomphe de l’Eglise catholique sur les païens et les hérétiques.
Au XVIIIe siècle, le déplacement de ce panneau a exigé de Morillon, l’ajout au centre d’un panneau sur le Christ triomphant dans les cieux ; l’adaptation à la largeur et à la porte aurait nécessité un réaménagement des 4 parties et des pilastres : la 1ère partie est devenue la 3e… la 3e la 1ère, ce qui a permis de rejeter aux extrémités les moitiés du 3e pilastre, sans que ce ne soit trop visible et de garder intacts les 1er et 5e pilastres pour encadrer le nouveau panneau central du Christ ; c’est le démontage complet du retable pour sa restauration en 2002-03 qui a conforté cette hypothèse. Alain Pennec (Histoire et Patrimoine de Kemperle)